Quatre questions posées à Greg Henhawk

Greg est un Mohawk du clan de l’Ours de la bande « Six Nations of the Grand River » du sud de l’Ontario. Il a travaillé 32 ans comme enseignant dans une école secondaire en Ontario avant de devenir responsable des projets autochtones pour Le sport c’est pour la vie. Nous avons discuté avec Greg de l’importance de la Commission de vérité et réconciliation, de l’état actuel du système d’éducation au Canada et des raisons pour lesquelles la littératie physique est si importante.

Question No. 1. Dans le milieu de la littératie physique, vous êtes reconnu pour dire la vérité, pour ne pas avoir peur de partager vos observations, quelles qu’elles soient, et pour mettre en lumière les faits, même s’ils dérangent. Selon vous, lorsqu’il s’agit de mobiliser les communautés autochtones et de faire progresser les projets en matière de littératie physique, quelles sont les réalités de terrain qui échappent à la plupart des gens?

Je pense que ce que décidera de faire une personne, après avoir pris connaissance de nouvelles informations liées à des enjeux sociaux, peut avoir plus d’impact qu’elle ne le croie. Surtout en ce qui concerne les grands enjeux sociaux. Est-ce qu’elle rejettera ces informations, les ignorera-t-elle pour passer à autre chose sans agir? Est-ce qu’elle les contestera et tentera de les corriger? Essaiera-t-elle d’influencer les autres de façon à leur faire adopter son point de vue? Est-ce qu’elle les acceptera et cherchera à changer son propre point de vue, et peut-être celui des autres? Est-ce qu’elle sera motivée à en apprendre davantage?

Lorsque de nouvelles connaissances viennent heurter le cœur du système de croyances d’une personne, il est toujours difficile pour elle d’accepter et de changer. Les effets de la colonisation sur les peuples autochtones révélés dans le cadre des procédures et des conclusions de la Commission de vérité et réconciliation constituent une réalité difficile à réconcilier avec les croyances de nombreux peuples, autant chez les peuples autochtones que non autochtones. Je me suis efforcé, et je continue de tout faire, pour déterminer les meilleures prochaines étapes à accomplir par rapport à ce document. Toutefois, je crois que mieux vaut plutôt se concentrer sur les répercussions du passé que sur les intentions du passé.

Le fait est que demander aux peuples non autochtones de reconnaître la colonisation comme responsable des atrocités suscite le rejet parce qu’ils n’ont pas cette mentalité (intention) aujourd’hui, et ils trouvent difficile d’accepter que cette mentalité ait existé dans le passé. En fait, à l’époque, on a justifié ce qu’on faisait en évoquant le « bien commun » comme intention, et les gens partageaient la conviction que le résultat de ces mesures serait positif. Pour de nombreuses personnes, il est donc très difficile d’accepter que ces mesures n’ont pas du tout contribué au bien commun, et que les répercussions n’ont en rien été positives.

D’un autre côté, demander aux peuples autochtones de réconcilier la colonisation avec les véritables atrocités du passé peut mener à un sentiment de colère. Cette colère provient de la façon dont sont perçues les intentions du passé et la résistance actuelle (par de nombreuses institutions non autochtones, mais pas toutes) à reconnaître les conséquences du passé. Ces éléments tendent aussi à attiser la discorde plutôt qu’à mener vers un avenir de coopération et de relations mutuelles positives.

Quel rôle la littératie physique tient-elle dans ce passé, ce présent et ce futur si complexes? La littératie physique, c’est le « bien-être holistique », et c’est précisément ce qui touche les Autochtones. La littératie physique est un concept qui prend de l’ampleur au sein de tous les peuples. Ce que la plupart des gens ne comprennent pas, c’est que nous ne trouvons pas, ou n’avons pas trouvé, de terrain d’entente entre les communautés autochtones et non autochtones en raison de la colonisation et des actions du passé. Je crois qu’il faut d’abord comprendre que nous sommes avant tout des individus et que nous dépendons les uns des autres, bien plus que nous ne voulons souvent l’admettre.

Question No. 2. Vous avez passé plus de trente ans à travailler avec des élèves du secondaire. Vous connaissez donc leurs besoins particuliers et la meilleure façon de les atteindre. Selon vous, comment faire pour que le système d’éducation intègre le mieux possible les concepts de littératie physique à ses programmes d’études et à la vie quotidienne afin que les élèves des générations futures aient la possibilité d’apprendre efficacement à bouger leur corps?

Les élèves du secondaire en sont à une étape de leur vie où ils explorent leur individualité et testent les limites de leur autonomie. Un style d’encadrement autoritaire et directif fonctionne pour certains, mais s’avère un échec avec la plupart des élèves. La pédagogie traditionnelle a été basée sur la prémisse qu’il faut « dire » aux élèves ce qu’ils doivent savoir et comment ils doivent l’apprendre, un principe considéré comme synonyme d’encadrement et d’apprentissage de qualité.

Évidemment, l’acquisition de certaines habiletés et connaissances demande du soutien et de l’encadrement; de nombreuses leçons de vie importantes sont apprises de la même façon, à toutes les époques. Toutefois, certaines compétences et connaissances évoluent avec le temps. Ce phénomène n’est pas nouveau.

Une erreur que commettent presque tous les adultes et les aînés est que lorsqu’ils enseignent des habiletés et des connaissances à des plus jeunes, ils supposent que les conditions doivent, ou devraient, être exactement les mêmes que celles qu’ils ont connues. Ils croient que c’est vrai non seulement pour les choses qu’ils ont apprises, mais aussi pour la façon dont ils les ont apprises. Pourtant, c’est un fait bien établi et bien documenté que les gens ont des styles d’apprentissage différents en raison de leur individualité. Il existe aussi différents styles d’apprentissage en raison de la façon dont les choses changent avec le temps (particulièrement la technologie et la technologie de l’information). Les programmes d’étude et la pédagogie (bien que ce soit admis) ont de la difficulté à véritablement tenir compte des différents styles d’apprentissage et à s’adapter aux technologies qui évoluent rapidement.

Maintenant plus que jamais, en cette ère de changements rapides et d’accès facile à l’information, nous devons demander aux élèves ce qui les intéresse et comment ils souhaitent s’engager. Un excellent ouvrage traite de ce sujet : Telling Ain’t Training, de Harold Stolovitch et Erica J Keeps. À mon avis, les termes « formation » et « enseignement » sont facilement interchangeables. Le même concept de « changement » s’applique à la culture, sauf que ce n’est pas le changement que l’on doit réconcilier, mais bien plutôt le respect de la différence.

Les pédagogies doivent être flexibles et adaptables pour répondre aux besoins de l’époque et des cultures. L’approche unique pour tous (ou qui doit convenir à tous) est une formule qui répond d’abord à des objectifs de gouvernance et à une logique comptable; et c’est principalement cette solution qu’on favorise parce que c’est plus facile et plus économique. Nous devrions plutôt nous concentrer à offrir de l’enseignement adapté aux divers modes d’apprentissage plutôt que de simplement « dire » quoi apprendre et comment l’apprendre. Nous devrions miser sur la plus grande efficacité possible, et non pas simplement sur ce qui est le plus facile (ou le plus économique). De plus comment pouvons-nous mieux rejoindre les jeunes qu’en leur demandant leur avis… au lieu de leur dicter dans quoi ils devraient s’engager et pourquoi ils devraient être motivés.

Question No. 3. La littératie physique est un concept naissant qui commence à susciter l’intérêt de pays comme la Suède, l’Australie et l’Irlande. Mais il y a encore beaucoup de travail à faire ici, au Canada, particulièrement dans les communautés autochtones. Selon vous, comment le mouvement de la littératie physique doit-il évoluer pour réussir à mobiliser une plus grande partie de la population?

Peu de gens savent qu’au début des années 1800, toute activité ou occupation devait contribuer à la productivité de la main-d’œuvre : le but ultime étant de réaliser quelque chose qui soit utile. Sinon, elles devaient être justifiées sur le plan moral ou religieux. Sans quoi, ces activités étaient rejetées, car on les disait frivoles et inutiles.

Il faut en outre savoir que le fondement de la morale et des valeurs canadiennes trouve ses racines dans la société victorienne, caractérisée par deux principes fondamentaux : le travail et le libéralisme. À l’époque victorienne, le travail représentait la pierre angulaire de la moralité, et il donnait tout son sens à la vie. La moralité libérale était fondée sur l’individualisme, la science et le progrès. À cette époque, le code social reposait essentiellement sur les concepts intimement liés au travail, à la persévérance et à l’autosuffisance.

À cette époque, l’activité physique, les loisirs et le sport (athlétisme) étaient considérés comme frivoles et inutiles. L’activité physique et le sport (d’abord appelé « christianisme musculaire ») n’avaient aucune valeur, car ils ne constituaient pas un moyen de parvenir à une fin. Plus tard dans les années 1800, être actif dans le sport en vint à être considéré comme un moyen d’être un « bon chrétien ». On commença à envisager l’activité physique comme outil éducatif valable à la fin des années 1800 et au début des années 1900. Dans un document de recherche publié au début des années 1970, le professeur canadien Alan Metcalfe déclara qu’il « ne fait aucun doute qu’au cours des cent dernières années, on s’est servi des idéaux du christianisme musculaire pour justifier l’utilisation des jeux à l’école, de même que dans le cadre de compétitions interscolaires ».

L’activité physique n’était pas seulement un moyen de parvenir à une fin, il s’agissait d’un processus. Un processus doté de valeurs intrinsèques précieuses nécessaires à la santé physique et au bien-être.

Donc, où les choses ont-elles mal tourné? Malheureusement, malgré des données de recherches probantes, nous avons encore une façon très victorienne de percevoir l’activité physique, le sport et les loisirs. Nous les considérons souvent comme des « jeux d’enfants » et comme quelque chose que l’on doit délaisser en grandissant. Par exemple, en Ontario, les étudiants du secondaire, au cours de leurs quatre années d’études, ne doivent accumuler qu’un seul crédit en éducation physique pour obtenir leur diplôme d’études secondaires. Cela en dit long sur l’importance qu’on accorde à l’activité physique. Ce n’est pas tout, à l’élémentaire, l’annulation des périodes de jeu actif ou d’activité physique est encore aujourd’hui utilisée en tant que mesure disciplinaire pour punir un mauvais comportement en classe. Les soi-disant jeux pour enfants ne sont pas valorisés dans une approche monétaire, commerciale ou « de travail ».

La littératie physique diffère de l’éducation physique et du sport en ce sens qu’elle est un concept holistique. Cela signifie qu’elle a une valeur intrinsèque qui va au-delà de la compétition. Elle a aussi une incidence positive sur le bien-être, ce qui pourrait potentiellement devenir une particularité de l’autosuffisance. Les concepts dont je viens de parler ne sont certainement pas nouveaux, mais nous en sommes encore à lutter pour surmonter les mentalités du passé. Le mouvement en faveur de la littératie physique doit continuer à chercher le concept exceptionnel qui saura non seulement rehausser sa valeur dans la mentalité des gens, mais qui incitera aussi le grand public à faire changer d’avis les entreprises et les décideurs.

Dans les communautés autochtones (avant l’arrivée des Européens), l’activité physique et le sport avaient une signification holistique et multidimensionnelle, mais c’est l’une des nombreuses réalités qui ont changé sous l’influence du colonialisme. Dans le passé, on a interdit aux Autochtones de poursuivre leurs pratiques culturelles, y compris les démonstrations d’ activité physique et les sports traditionnels. Aujourd’hui, l’une des répercussions de cette interdiction dans les communautés autochtones est que les jeunes autochtones trouvent les jeux modernes plus attrayants que les jeux traditionnels. Ce n’est pas entièrement négatif, mais cette réalité préoccupe de nombreux aînés. Mihail Csikszentmihalyi, un universitaire hongrois de renom, a décrit les bienfaits du jeu comme « permettant à une personne de se préparer aux exigences de la culture dans laquelle elle vit ». Pour de nombreux Autochtones, les jeux et le sport modernes ne sont pas liés à leur culture. De plus, les sentiments sont mitigés quant à savoir si on devrait accepter les pratiques d’une autre culture ou plutôt se préparer à vivre dans cette culture (maintenant qu’ils ont un peu le choix).

Les pratiques modernes et la culture sont souvent rejetées par principe, et non pas parce qu’elles méritent de l’être.

Cependant, je crois que l’on peut tirer de précieuses leçons du passé et du présent, peu importe la culture d’où l’on tire ces leçons. Je souhaite qu’on n’en arrive pas à ce qu’une seule culture ou philosophie devienne prédominante. Malheureusement, la nature même de la colonisation signifie souvent que les choses doivent se faire d’une seule façon; et très souvent aujourd’hui, c’est fait dans une perspective d’affaires. Il faudra faire un choix et souligner et présenter correctement les valeurs positives de chacun. Il faudra adopter une nouvelle mentalité qui respecte les différences et qui valorise les relations interculturelles.

Les récents projets implantés dans les communautés autochtones sont conçus pour intégrer les jeux et les pratiques traditionnels à la pratique d’activités physiques plus modernes. Ces projets comportent un élément clé : le choix. Les participants peuvent maintenant choisir de recevoir un enseignement sur les jeux et les connaissances traditionnels, ou sur le sport moderne et ses méthodes et pratiques d’entraînement, ou encore sur les deux. Le fait de pouvoir choisir et de développer les compétences d’autosuffisance dans les communautés autochtones, ainsi que de mettre l’accent sur l’aspect holistique de la littératie physique a le pouvoir de revitaliser les peuples, de les guérir et possiblement de renforcer l’identité. Plus important encore, c’est un aspect de l’autosuffisance que les gens, toutes cultures confondues, peuvent mettre en oeuvre lorsqu’ils le font pour les véritables bienfaits , pour les raisons fondamentales, et pour les bons objectifs de l’activité physique. Ces raisons n’ont rien à voir avec le fait d’être riche ou célèbre ni avec tout autre facteur qui empêche les gens de s’engager dans la littératie physique et l’activité physique pour la vie.

Question No. 4. Dans le rapport de la Commission de vérité et réconciliation, on a énuméré cinq appels à l’action concernant le sport et l’activité physique. Selon vous, dans quelle mesure les Canadiens ont-ils répondu à ces appels à l’action, et quels progrès ont été réalisés?

Il y a une citation percutante dans le résumé du rapport final de la CVR. Une femme non autochtone anonyme et qui a été témoin des récits de certains survivants des pensionnats a dit : « En écoutant votre histoire, j’ai compris que ma propre histoire peut changer. En écoutant votre histoire, je sais que je peux changer. »

Plus on présentera la vérité, plus on favorisera la guérison. L’un des mandats de la Commission est « d’orienter et d’inspirer un processus de vérité et de guérison… un processus qui vise à renouveler les relations sur la base de l’inclusion, de la compréhension mutuelle et du respect. »

La plupart des gens ne connaissent pas les conclusions et les recommandations de la Commission, mais ils connaissent peut-être son existence. Les appels à l’action ont tendance à être davantage connus dans certains milieux professionnels, universitaires et groupes d’intérêts spéciaux. Ces milieux tendent à connaître principalement les appels à l’action liés à leur domaine particulier. Le rapport de la CVR est un document incroyablement volumineux et exhaustif. Ainsi, connaître les 94 appels à l’action s’avère une tâche colossale. Toutefois, la compréhension de l’approche holistique de la philosophie autochtone (par opposition à l’approche segmentée, en vase clos de la culture dominante) est nécessaire pour bien saisir et mettre en œuvre les recommandations de la Commission.

C’est cette vision étroite qui, à mon avis, ralentit la prise de conscience et la compréhension des séquelles engendrées par les pensionnats et la colonisation. Cela est principalement dû à l’intérêt personnel. C’est que si un appel à l’action spécifique ne fait pas partie du domaine d’intérêt ou de travail d’une personne, celle-ci n’y portera pas attention. La vie est un parcours composé de multiples trajectoires interreliées et c’est pourquoi une approche holistique est toujours nécessaire. Je crois que les appels à l’action ont été divisés en secteurs pour en faciliter la compréhension. Il n’a jamais été question de promouvoir une approche sectorielle unilatérale quant à la mise en œuvre ou l’adoption des appels à l’action.

Lorsqu’il s’agit de réconciliation, nombreux sont ceux qui ne voient que l’arbre qui cache la forêt, et cela empêche la compréhension et le progrès. Cette vision étroite empêche les peuples non autochtones et les différents niveaux de la société civile de comprendre que les effets de la colonisation vont bien au-delà de ceux des pensionnats indiens et de ce qui est décrit dans la CVR. Une approche holistique est nécessaire pour comprendre l’histoire.

Pour aller encore plus loin dans ce contexte difficile, on met trop l’accent sur les appels à l’action liés au sport et aux loisirs comme étant les seuls éléments sur lesquels peuvent travailler les intervenants de ces domaines pour provoquer des changements positifs. La littératie physique est par nature holistique, et une approche plus holistique est donc nécessaire.

J’aimerais reprendre les paroles de la femme que j’ai citée au début de ma réponse : « En écoutant et en comprenant toutes les histoires contenues dans la CRV ainsi que les autres aspects de la colonisation, j’ai compris que l’histoire unique des peuples autochtones et la mentalité des peuples non autochtones peuvent changer. En écoutant et en comprenant l’histoire de la colonisation, la CVR et la littératie physique, je sais que nous pouvons tous changer. »

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