Colin Higgs, ou comment instiller une dynamique d’inclusion
La vie de Colin Higgs était sur le point de changer.
En 1979, Colin Higgs était professeur à l’Université Memorial. Une journée, alors qu’il travaillait dans son bureau, on a frappé à sa porte. Trois athlètes de calibre mondial souhaitaient obtenir son aide. Alors au début de sa carrière, il avait déjà commencé à se faire connaître pour son travail dans les domaines de la biomécanique, du développement du sport et de l’inclusion. C’est d’ailleurs pour cette dernière raison qu’on cherchait son expertise.
« Ces athlètes me demandaient de l’aide parce qu’ils envisageaient de participer aux Jeux paralympiques dans les Pays-Bas qui allaient se tenir en 1980. Ils étaient venus me voir parce qu’ils étaient inquiets que leurs entraînements ne puissent se faire que sur la piste extérieure… en plein hiver. Il faut savoir qu’à St. John’s, à Terre-Neuve, on reçoit une grande quantité de neige l’hiver. Il est tout simplement impossible de faire de la course dehors en fauteuil roulant.
« Ces athlètes cherchaient un moyen de s’entraîner à l’intérieur, et j’ai tout de suite compris qu’on me présentait un défi intéressant. Toute ma carrière a été consacrée à relever des défis intéressants, » a relaté Colin Higgs.
Colin Higgs a finalement trouvé une solution tout à fait créative, et ce qui étonne davantage, c’est d’où lui est venue sa source d’inspiration : l’idée a surgi à l’épicerie, chez Sobeys. À l’époque, on utilisait des rouleaux comme plateforme roulante pour les produits d’épicerie. Dès qu’il les a vus, il a eu un éclair de génie. Après une conversation avec les propriétaires, il a pu trouver du soutien pour créer un engin mécanique qui permettrait aux athlètes de s’entraîner tout en restant stationnaire. Peu importe la force avec laquelle ils poussaient leurs roues, ils restaient stationnaires. Ensuite, afin de voir si son invention « tenait la route », il est allé assister à leurs entraînements.
« C’est alors que j’ai remarqué l’équipement avec lequel ils s’entraînaient. Il m’est apparu évident qu’il y avait de grandes améliorations à apporter. À partir de là, j’ai plongé dans une succession de défis à relever. »
C’est ainsi que Colin Higgs en est venu à concevoir sur mesure de nouveaux fauteuils roulants pour les athlètes, des fauteuils qui allaient les propulser vers de nombreuses médailles d’or. C’est à peu près à cette époque que Colin Higgs s’est découvert une passion pour laquelle il allait consacrer sa vie.
Faire équipe avec Le sport c’est pour la vie
La Société du sport pour la vie, qui se nommait jadis le Mouvement canadien du sport pour la vie, en était à ses débuts lorsque Colin Higgs en a pris connaissance en 2004. La Société venait d’élargir ses activités au-delà des frontières de la Colombie-Britannique pour étendre son mandat à l’échelle nationale. Lui travaillait alors avec des jeunes très marginalisés dans des endroits aussi éloignés que le Sri Lanka et les Antilles. Il s’occupait des programmes pour les victimes de génocide et pour les personnes atteintes du VIH/sida. À maintes reprises, il a été approché par des organismes nationaux de sport qui souhaitaient solliciter son expertise.
« Je suis allé à cette réunion à Ottawa parce que j’avais travaillé avec le gouvernement fédéral, et je suppose que mon nom avait été mentionné. Je connaissais déjà les fondateurs, Richard Way et Istvan Balyi, et je souhaitais travailler à l’amélioration du système. J’ai donc participé à une série de réunions qui ont abouti à la production d’un rapport portant sur les moyens de faire progresser le sport pour les athlètes canadiens ayant une limitation », a-t-il expliqué.
À partir de là, il a travaillé en équipe avec Richard Way, Istvan Balyi, le Dr Stephen Norris et Charles Cardinal pour créer le guide Au Canada, le sport c’est pour la vie : Développement à long terme de l’athlète, lequel allait jeter les bases du sport dans le système sportif canadien. Certains croyaient qu’il aurait été plus convenable de concevoir un guide qui s’adressait exclusivement aux athlètes ayant une limitation. Colin Higgs, lui, estimait à l’inverse qu’il était mieux d’inclure ces personnes dans chaque partie du guide. Dans un motel près de l’aéroport de Calgary, les cinq membres du groupe ont eu de longues discussions animées sur la façon de s’y prendre.
« Voici mon principe clé, celui qui transcende tout : je voulais avant tout que le fait de travailler auprès de personnes ayant une limitation soit, dans les communautés, dans le sport ou ailleurs, complètement normalisé. Peut-être que cela nécessiterait d’adapter légèrement le travail, mais le programme par excellence devait être conçu de manière à ce que tout le contenu soit formulé de façon à ce que les personnes ayant une limitation puissent l’utiliser comme n’importe qui d’autre. »
Il était lancé… et ne pouvait plus s’arrêter. Une fois ce travail terminé, il a immédiatement entrepris de produire : Devenir champion n’est pas une question de chance, un guide qui concerne spécifiquement les personnes ayant une limitation physique. Dans ce document, il a tracé un cheminement concret pouvant mener au sport de haute performance, en indiquant aux organismes sportifs les moyens précis de garantir l’inclusion. Au moment de publier, il a alors fait un autre constat : il fallait également inclure les personnes ayant une déficience intellectuelle. Cette observation a amené sa bonne amie, la Dre Mary Bluechardt, à se joindre à l’équipe. Tout ce travail était basé sur sa philosophie de créer « un milieu qui soit le moins restreignant possible ».
« Concrètement, ce que cela signifie, c’est que toutes les activités doivent être offertes à tout le monde; et que chacun doit faire exactement la même chose que les autres, jusqu’à ce que sa limitation l’en empêche. Il s’agit alors d’adapter l’activité en la changeant le moins possible pour permettre à cette personne de la continuer. Il faut se poser la question suivante : ‘’Comment modifier l’activité le moins possible, tout en veillant à ce que la personne pour qui on l’adapte conserve les mêmes possibilités que les autres?’’
« Par exemple, prenons un enfant en fauteuil roulant. À l’école, il peut participer à tous les cours, sauf à celui de sciences, car ce cours se trouve au deuxième étage et l’école ne possède pas d’ascenseur. Nous pourrions donc penser à soit déplacer le cours au rez-de-chaussée; soit faire installer un ascenseur; soit transporter le garçon jusqu’au cours. Il est clair que je préfère personnellement certaines solutions à d’autres, mais le plus important, c’est que ce garçon puisse assister au cours de sciences », a-t-il illustré.
Pour Higgs, l’inclusion est une valeur non négociable : « On peut concevoir l’inclusion comme une valeur moralement juste, ou encore la considérer comme un droit de la personne, ce qui correspond davantage à mon point de vue. Nous devons toujours faire en sorte d’inclure tout le monde. »
Construire un héritage durable
Sa passion a fait boule de neige. Le Mouvement canadien du sport pour la vie, qui s’est incorporé pour devenir la Société du sport pour la vie en 2014, a continué de produire des documents et d’apporter des innovations dans le système canadien. Richard Way, architecte du mouvement et maintenant directeur général de Le sport c’est pour la vie, a maintes fois été impressionné par « le travail acharné de Colin Higgs à instiller une dynamique d’inclusion ». Cet aspect est devenu intimement lié à leur travail, bien qu’ils aient parfois suscité des controverses.
« Le nom du guide Devenir champion n’est pas une question de chance a alimenté de nombreuses discussions, et on s’est beaucoup demandé si le nom du guide n’allait pas offenser les personnes ayant des limitations. Ce que le titre sous-entend, c’est que devenir champion nécessite un cheminement planifié, qu’on ne devient pas champion par un simple coup de chance. Ce guide traite de la réflexion, de la planification et de l’évolution de l’athlète. À l’époque, ça a été la bougie d’allumage, celle qui a permis de tracer les grandes lignes.
« Mais un des éléments qui ressort du travail que fait Le sport c’est pour la vie en général, et de celui qu’il fait particulièrement auprès des personnes vivant avec une limitation, c’est la logique dans laquelle il s’inscrit. Ce travail résiste à l’épreuve du temps, il est incontestable » », a déclaré Colin Higgs.
À un moment dans sa carrière, Colin Higgs est allé à la rencontre de plusieurs athlètes pour écouter ce qu’ils avaient à dire. Ces conversations ont donné lieu à la production de deux nouveaux documents : Prise de conscience et Première participation. Ces documents soulignent l’importance des tout premiers stades dans le parcours.
« Ce qu’ils m’ont raconté, c’est que leur première expérience sportive avait été extrêmement importante. S’ils se présentaient et avaient l’impression que l’entraîneur ne voulait pas d’eux, ils se retireraient. Les gens s’engagent ou abandonnent selon la façon dont on les traite. »
La moitié du chemin parcouru
Quand Colin Higgs regarde tout ce qui a été accompli au cours de ses 16 années au sein de Le sport c’est pour la vie, ce dont il est le plus fier, c’est que ses idées sont maintenant devenues des normes bien établies. Il sait qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire pour mettre adéquatement en œuvre le Développement à long terme par le sport et l’activité physique (anciennement le Développement à long terme de l’athlète) et les pratiques inclusives qu’il défend, mais il espère que le processus est bien enclenché.
« Aujourd’hui, c’est ainsi que les gens du milieu sportif voient le sport au pays. Les gens s’attendent à ce que le sport soit offert de cette façon. Maintenant, sur le plan de la pratique, il y a des améliorations à apporter, mais sur papier, la voie à suivre est tracée. Tout ce travail donne aux plus jeunes et aux plus progressistes du milieu sportif les outils dont ils ont besoin pour apporter les changements qu’ils souhaitent réaliser de toute façon. Nous leur avons simplement fourni le cadre. »
À son avis, le système sportif a parcouru la moitié du chemin en opérant un changement de culture et en l’acceptant largement. L’autre moitié du chemin à faire concerne la mise en œuvre, laquelle peut s’avérer délicate selon le niveau du système sportif avec lequel on travaille. C’est qu’ils ont principalement travaillé avec des organismes nationaux de sport (ONS), mais ils doivent trouver un moyen de rejoindre les intervenants aux échelles provinciale et régionale ainsi que ceux des clubs. Et plus le nombre de personnes impliquées augmente, plus la mise en œuvre s’avère complexe.
« Nous sommes capables de travailler avec les organismes nationaux de sport et les organismes provinciaux de sport, mais y parviendrons-nous avec 12 000 clubs? C’est le défi qu’il nous faut relever. »
Colin Higgs continue de rédiger des documents aux côtés de Richard Way et de son équipe. Il a d’ailleurs récemment publié la troisième édition du Développement à long terme par le sport et l’activité physique. Il a joué un rôle majeur dans la création de la Matrice du développement de l’athlète, un guide technique pour les Organismes nationaux de sport, et il a largement contribué à mieux faire comprendre ce qu’était la littératie physique au sein de Le sport c’est pour la vie. C’est un partisan de la philosophie kaizen, laquelle prône l’amélioration continue. D’ailleurs, il travaille déjà sur la quatrième version du Développement à long terme.
« Beaucoup de gens seraient bien contents que nous ne poussions pas davantage, et que nous concentrions exclusivement nos efforts à la mise en œuvre. Mais comme nous croyons aux principes du kaizen, il nous faut les mettre en pratique. Je continue de mettre de la pression pour que les choses changent parce qu’il reste encore la moitié du chemin à parcourir, et c’est ce sur quoi je travaillerai les prochaines années. Quelle est la suite? Voilà, au quotidien, la question qui m’habite. »